Marivaux, L'Heureux stratagème, Acte III, scène 6, 1733 - Extrait

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Dans L’Heureux Stratagème, la Marquise, délaissée par son amant, le Chevalier, qui lui préfère la Comtesse, propose à Dorante, lui-même négligé par la Comtesse dont il est éperdument amoureux, de mettre en oeuvre un stratagème : ils doivent feindre de s’aimer au point de vouloir se marier afin d’attiser la jalousie de ceux qu’ils aiment, la Marquise et le Chevalier.

Dans l’extrait qui suit, la Comtesse pense avoir définitivement perdu l’amour de Dorante après que Lisette, sa servante, lui a annoncé le mariage de Dorante avec la Marquise.



Acte III, scène 6

LA COMTESSE.

Misérable amour-propre de femme, misérable vanité d'être aimée, voilà ce que vous me coûtez ! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine ; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite ; il manquait cet honneur à mes charmes ; les voilà bien glorieux ! J'ai fait la conquête du Chevalier, et j'ai perdu Dorante !

LISETTE.

Quelle différence !

LA COMTESSE.

Bien plus, c'est que le chevalier est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute ; un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-même, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah ! Que je suis belle à présent !

LISETTE.

Ne perdez point le temps à vous affliger, madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la marquise ? Voulez-vous tâcher de le ravoir ? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'être fâché, et que vous êtes dans votre tort.

LA COMTESSE.

Eh ! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette ? Il faut bien que j'y renonce ! Est-ce là un procédé ? Toi, qui dis qu'il a droit d'être fâché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre ? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait ? L'ai-je soupçonné de cette lâcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un cœur autant que j'ai compté sur le sien ? Estime infinie, confiance aveugle ; et tu dis que j'ai tort ! Et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là, n'est pas un perfide quand il les trompe ? Car je les avais, Lisette.

LISETTE.

Je n'y comprends rien.

LA COMTESSE.

Oui ; je les avais ; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies ; je riais de ses reproches, je défiais son cœur de me manquer jamais. Je me plaisais à l'inquiéter impunément ; c'était là mon idée ; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante ; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge. Et cet homme, après cela, me laisse ! Est-il excusable ?

LISETTE.

Calmez-vous donc, madame ; vous êtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le chevalier ; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie.

LA COMTESSE.

J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir.

LISETTE.

Qu'en voulez-vous faire ?

LA COMTESSE.

Oh ! le haïr autant qu'il est haïssable ; c'est à quoi je le destine, je t'assure. Mais il faut pourtant que je le voie, Lisette ; j'ai besoin de lui dans tout ceci ; laisse-le venir ; va même le chercher.

Marivaux, L'Heureux stratagème, Acte III, scène 6, 1733

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